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Criminalité et genre

Étudier les femmes en prison offre une opportunité unique : étudier une minorité dans une minorité[1]. La criminalité envisagée sous l’angle du genre nous a permis de faire une relecture historique en mettant les femmes au premier plan et en identifiant, qualifiant et quantifiant la criminalité féminine de même que les crimes perpétrés contre elles.

Pour réaliser le projet, nous avions deux objectifs : établir le portrait de la femme se retrouvant le plus régulièrement à la prison Winter, pour en déduire son statut social de l’époque. En second, analyser les crimes commis contre les femmes, en tenant compte des sentences, afin de faire ressortir les tendances et logiques derrière les sentences de ces crimes.

Extraits de journaux (cliquer pour voir)

Méthodologie

Pour réaliser le projet, nous avons utilisé les registres d’écrou : la documentation officielle utilisée pour le système carcéral afin de recenser ses clients. Toutes les informations pertinentes sur une personne y sont : son âge, son crime, sa sentence, son sexe, état civil… Nous pouvons alors tenter d’établir un portrait à partir du registre.

Des limites s’y trouvent : nous ne connaissons pas l’exactitude du crime commis (envers qui, le contexte), nous n’avons pas non plus de suivi sur la situation si un criminel ne fait que séjourner avant d’être transféré à une instance supérieure. D’autres éléments sont inscrits, mais demeurent arbitraires (le tempérament par exemple). Enfin, le fait qu’il n’y ait rien d’écrit à plusieurs endroits nous empêche de nous baser sur certains éléments tels que la récidive. Sans oublier la difficulté par moment de lire ce qui était écrit.

Puisque notre stratégie de recherche comporte deux volets d’analyse (les crimes commis contre les femmes et les crimes commis par les femmes), notre méthodologie reflète cette double mission. Concernant les crimes contre les femmes, nous avons sélectionné l’année d’emprisonnement, le type de crime et la sentence. Pour les crimes par les femmes : l’âge, le crime, la sentence, l’état civil, l’éducation, le tempérament et la résidence.

Portrait de la criminelle

Les statistiques récoltées sur les 141 cas répertoriés concernant les crimes perpétrés par des femmes nous permettent d’établir un portrait typique de la femme risquant de se retrouver à Winter entre 1882 et 1891. Il s’agit d’une femme de vie active, âgée entre 17 et 45 ans, étant une domestique, avec aucune éducation et étant arrêtée pour des crimes contre l’ordre public ou moral (ivresse, vagabondage et inconduite). Retenons toutefois que la grande majorité des cas n’auront aucune sentence ; ainsi, elles ne font que passer un séjour derrière les barreaux. De plus, fait intéressant, l’état civil semble être une donnée qui n’influence pas nécessairement si elle se retrouve en prison, alors que 73 des femmes sont non mariées contre 68 mariées dans nos données.

Interprétation des résultats

Retenons deux éléments : 96 cas sur les 141 n’ont écopé d’aucune sentence, signifiant que la plupart des femmes étaient en prison pour une période indéterminée. En second, le profil de la femme étant régulièrement à Winter s’apparente à une personne étant dans une classe sociale pauvre.

La tendance est que les femmes à Winter s’y retrouvaient puisqu’elles étaient issues des milieux pauvres, avec peu de chance de s’en sortir, mariées ou non. Les crimes le plus souvent reprochés sont d’ordre public ou moral, ce que Baillargeon confirme alors qu’elle précise que les associations féminines cherchent à régler ces problèmes observés dans les années 1890, où les femmes sont de plus en plus exposées en ville malgré qu’elles sont une classe marginalisée[2].

Nous affirmons que le contexte social explique pourquoi nous revoyons souvent la même femme typique à Winter. Dickinson et Young expliquent qu’à la fin du XIXe et début XXe siècle, la transition vers une société industrialisée est particulièrement difficile pour les femmes en situation précaire, puisqu’elles ne disposent pas des mêmes chances que les hommes[5]. Cela concorde avec notre interprétation : puisque l’État est effacé et n’offre pas de filet social, les classes plus marginales, dans ce cas-ci les femmes pauvres et sous-éduquées, semblent aller trouver une forme de refuge dans les prisons - ou comme Dickinson et Brian expliquent : s’adaptent en trouvant des solutions pour survivre[4].

Bref, une femme occupant un emploi mal rémunéré, étant d’âge active, habitant Sherbrooke, avec aucune éducation est plus propice à se retrouver en ville et être arrêtée pour des crimes contre l’ordre public ou moral pour simplement aller se réfugier en prison. Les registres sont témoins de leur époque et des difficultés vécues par la minorité féminine.

Il serait intéressant toutefois de se pencher sur l’état civil plus amplement : comment se fait-il que l’état civil ne semble pas avoir un poids plus déterminant chez les femmes se réfugiant à Winter?

Médiagraphie

Sources

« Prisons et asiles », Le progrès de l’Est, 19 août 1887, [en ligne]. (Consulté le 14 août 2020) Lien

« Nouvelle du Canada », Le Progrès de l’Est, 23 septembre 1889, [en ligne]. (Consulté le 14 août 2020) Lien

« Notes locales », Le Progrès de l’Est, 2 juin 1899, [en ligne]. (Consulté le 14 août 2020) Lien

BAnQ-Sherbroooke, E17, S100, Registre d’écrou général, 1882-1891.

BAnQ-Sherbrooke, E17, S100, Registre d’écrou général, 1892-1902.

BAnQ-Sherbrooke, E17, S100, Registre d’écrou général, 1903-1908.

BAnQ-Sherbrooke, E17, S100, Registre d’écrou général, 1908-1910.

BAnQ-Sherbrooke, E17, S100, Registre d’écrou général, 1911-1915.

Images

« Insalubre », photo prise par Roxane Bertrand. Prison de Winter, Sherbrooke, 2020.

Photo libre de droit, Consulté le 14 août 2020. https://pixabay.com/photos/lost-places-window-grid-grate-1761653/.

Références

[1] Carolyne Blanchard, « La criminalité féminine dans le district judiciaire de Saint-François (1874-1928) », Mémoire de maîtrise, Sherbrooke, Université de Sherbrooke, 2003, p. 3.

[2] Denyse Baillargeon, Repenser la nation : histoire du suffrage féminin au Québec, Montréal, Les Éditions du remue-ménage, 2019, p. 56.

[3] Ibid., p. 57.

[4] John A. Dickinson et Brian Young, Brève histoire socio-économique du Québec, Montréal, Bibliothèque québécoise, 2014, p. 341.

[5] Ibid., p. 260.

Pour aller plus loin

Le système de poursuite au Québec

FYSON, Donald. « The judicial prosecution of crime in the longue durée. Quebec, 1712-1965 ». Dans Jean-Marie Fecteau et Janice Harvey, dir., La régulation sociale entre l’acteur et l’institution. Pour une problématique historique de l’interaction, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2005, p. 85-119.

La prostitution et le féminisme

RICCI, Sandrine, Lyne KURTZMAN et Marie-Andrée ROY. « La banalisation de la prostitution: moteur de la traite des femmes et frein à la lutte féministe pour l’égalité ». Nouvelles Questions Féministes, vol. 33, n° 1, 2014, p. 80‑95.

La criminalité au féminin

BIRON, Louise L. et Serge BROCHU. « Les femmes et l’incarcération, le temps n’arrange rien ». Criminologie, vol. 25, n° 1, 1992, p. 119‑134.

BLANCHARD, Carolyne. « La criminalité féminine dans le district judiciaire de Saint-François (1874-1928) ». Mémoire de maîtrise, Sherbrooke, Université de Sherbrooke, 2003, 132 p.

Le contexte socioéconomique du Québec à l’époque ainsi que la place de la femme

BAILLARGEON, Denyse. Repenser la nation : histoire du suffrage féminin au Québec. Montréal, Les Éditions du remue-ménage, 2019, 235 p.

DICKINSON, John A. et Brian YOUNG. Brève histoire socio-économique du Québec. Montréal, Bibliothèque québécoise, 2014, 486 p.

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